Un espace d’immunité temporaire

Entretien

Un espace d’immunité temporaire

Stefan Kaegi autour de Ceci n’est pas une ambassade (made in Taiwan)

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Taïwan, ou République de Chine ?

Ce sont toujours des rencontres qui sont à l’origine de mes projets. Dans le cas de Taïwan, j’ai d’abord croisé la dramaturge Szu-Ni Wen, qui m’a accompagné dans un premier travail à Taipei, Remote Taipei, puis dans un deuxième, 100 % Kaohsiung. Grâce à elle, invité en résidence par le Théâtre national de Taipei et le Théâtre Vidy-Lausanne, j’ai rencontré des diplomates, géopoliticiens, soldats, militants d’ONG et géologues taïwanais, artistes ou non, avec qui j’ai eu de nombreuses discussions concernant ce petit pays au statut étrange, mis au ban de l’ONU et de toutes les organisations internationales depuis l’entrée de la République populaire de Chine en 1971, et qui n’est plus reconnu aujourd’hui que par une douzaine de petits pays à travers le monde, dont le Vatican, Haïti et le Guatemala, tout en étant la vingtième puissance économique du monde.

Je me suis intéressé à cette situation unique d’un pays qu’on a quasiment effacé de la carte des États mais qui a pourtant son propre président et commerce quasiment avec le monde entier, y compris avec la République populaire de Chine qui le revendique comme faisant partie de son territoire. Un jour, un diplomate taïwanais m’a expliqué que comme Taïwan ne pouvait pas avoir d’ambassades officielles, il y avait dans la plupart des pays des « délégations » commerciales et culturelles assez discrètes, peuplées de diplomates déguisés en experts, privées de drapeaux, quasiment sans plaques indicatrices sur l’activité des lieux, sans réceptions officielles, puisque aucun représentant des États dans lesquels elles sont installées ne peut les fréquenter sans provoquer le courroux de Beijing. Ce sont des ambassades « en trompe-l’œil », entre réel et fiction, qu’on appelle aussi « représentations ». Le plateau du théâtre, lieu par essence de la fiction et de la représentation, m’a semblé alors pouvoir, le temps d’une représentation, devenir une ambassade de Taïwan.

Le soutien aux activités culturelles est une arme diplomatique pour Taïwan ?

Bien sûr, puisque cet État n’a pas le droit d’utiliser les symboles officiels du pouvoir et de la représentation communément acceptés au niveau international. Il existe donc à travers les échanges qu’il initie, notamment culturels. Par exemple, en favorisant la venue d’artistes étrangers sur son sol, en produisant des œuvres, cinématographiques en particulier, qui sont les meilleures représentantes de son existence ou en diffusant la culture taïwanaise dans le monde.
 

Photo du spectacle Ceci n'est pas une ambassade de Stefan Kaegi et Rimini Protokoll
Ceci n’est pas une ambassade (made in Taiwan) © Claudia Ndebele


Une fois avoir choisi de vous intéresser à Taïwan, comment avez-vous procédé ?

Comme d’habitude, en cherchant ce que j’appelle des experts, des personnes intimement liées au sujet que j’aborde et qui acceptent de témoigner sur le plateau. Un des protagonistes est un ancien ambassadeur qui était en poste notamment au Vietnam, en Nouvelle-Zélande, en Thaïlande et à Bélize, âgé de 72 ans. Une autre est une activiste digitale, âgée d’une trentaine d’années, qui œuvre à promouvoir la présence de Taïwan au niveau international. La troisième est une vibraphoniste de 27 ans, héritière d’une entreprise familiale taïwanaise produisant du bubble tea, boisson à base de thé au lait et de tapioca, qui a des succursales dans le monde entier. Moins il y avait d’ambassades, plus il y a eu de points de vente de bubble tea à travers le monde ! Nous voulions travailler avec des protagonistes d’âges et d’inscription politique différents car Taïwan est une démocratie très active où majorité et opposition débattent avec force.

« Au théâtre, il a été possible, au nom de la liberté de l’art, d’ouvrir cet espace d’immunité temporaire pour exposer, déplier les divergences de points de vue, la complexité et l’absurdité d’une situation. »


C’est avec ces « experts » que vous avez composé le texte du spectacle ?

Oui et les répétitions ont plus ressemblé à des négociations permanentes entre les trois experts qui n’étaient pas d’accord sur ce qu’il fallait dire de Taïwan, ni même sur comment nommer Taïwan ou sur son histoire. Cette liberté de parole et ces désaccords sont présents dans le spectacle où sont exprimés des points de vue très divergents et où les protagonistes ont même la possibilité de brandir une pancarte sur laquelle il est écrit « I disagree » (« je ne suis pas d'accord »). La plupart des Taïwanais sont d’accord pour défendre la démocratie libérale mais des divergences sont notables sur le devenir de ce pays et sur les rapports avec la Chine communiste. Il y a une sorte d’autocensure quand on aborde les sujets politiques pour ne pas créer de dissensions dans les familles qui ont grandi dans différentes réalités politiques et culturelles et aussi pour ne pas créer d’incidents diplomatiques avec Beijing.

Au théâtre, il a été possible, au nom de la liberté de l’art, d’ouvrir cet espace d’immunité temporaire pour exposer, déplier les divergences de points de vue, la complexité et l’absurdité d’une situation. Nous avons joué jusqu’à maintenant sans problèmes.

À quoi sont dues ces divergences politiques dont vous avez été le témoin pendant les répétitions ?

Sans doute parce que ce pays est le résultat d’un mélange de populations et d’influences culturelles : un noyau d’autochtones et de Chinois installés avant l’arrivée des colons européens, puis les Japonais qui ont colonisé l’île de 1895 à 1945, puis les réfugiés chinois qui, avec Tchang Kaï-chek, ont quitté la Chine devenue communiste et ont créé sur l'île cette République de Chine, seule représentante de la Chine au niveau international jusqu’en 1971. Cette République de Chine a été dirigée d’une main de fer par son fondateur qui a imposé « la loi martiale » en vigueur jusqu’en 1987. Ce n’est qu’ensuite qu’une vraie démocratie s’installe à laquelle les Taïwanais sont très attachés. Cette histoire mouvementée a bien sûr laissé des traces.

Comment construisez-vous la scénographie dans laquelle les « experts » évoluent ?

C’est une scénographie construite autour de maquettes – qui sont filmées et projetées sur des tissus ou manipulées par les protagonistes – et de vidéos tournées à Taïwan et Lausanne. J’aime beaucoup travailler sur des modèles réduits et des différences d’échelle qui donnent une autre vision du réel, et cela était particulièrement utile dans ce spectacle qui est aussi une simulation géopolitique !
 
Propos recueillis par Jean-François Perrier en mai 2024.